Aussi douloureuse que soit cette lente levée du voile sur l’histoire de la traite et de l’esclavage, il est nécessaire plus que jamais de poursuivre le travail de réhabilitation et de reconnaissance historique.
Ecrire sur l’histoire de la lutte anti-esclavagiste à partir d’un chapitre ignoré de la mémoire collective est une entreprise hautement importante pour retracer le schéma véritable des luttes organisées par les peuples d’Afrique contre l’oppression et l’injustice. Le travail de l’historien est ici capital car il doit rendre compte du canevas historique sous toutes ses formes et interprétations.
Tout commence à Salvador de Bahia au Brésil au début du 19ème siècle où la traite et l’esclavage sont des activités de premier plan. Les Portugais et les colons font tourner l’industrie hommes noirs contre matières premières à plein régime. Mais leur système commence à s’essouffler et les dettes et l’inflation s’accumulent. La proportion des hommes et des femmes en esclavage est extrêmement importante et représente 52% de la population.
A cette période, on observe trois statuts d’esclaves, ceux qui travaillent aux plantations en zone rurale, ceux qui vendent leur travail aux colons en zone urbaine et les affranchis qui ont réussi à racheter leur liberté, sans toutefois bénéficier d’un régime de faveur particulièrement remarquable. Ils ont tous en commun d’être extrêmement pauvres mais avec un fait notable pour les derniers qui est celui d’avoir brisé les chaînes de l’esclavage. Cette population qui représente une part importante de la ville de Bahia va peu à peu s’organiser pour entreprendre la révolution qui va durer plusieurs années.
En remontant l’histoire de la traite des noirs africains, on constate que la majorité des esclaves déportés à Bahia au Brésil sont issus du Golf du Bénin, avec une forte représentation de la communauté soudanaise et plus particulièrement des peuples Haoussa, Nago et malien. Les particularités culturelles de ces communautés démontrent notamment leurs capacités d’organisation pour mener la révolte contre les esclavagistes.
Ainsi au 19ème siècle au Brésil, les nègres Haoussa sont considérés comme appartenant à un groupe évolué, culturellement marqué, intellectuellement organisé et donc dangereux. En effet, au moyen âge soudanais, les échanges transsahariens avaient permis une organisation sociale très structurée, des échanges commerciaux fructueux, des bureaucraties lettrées et des mécanismes fiscaux tout en bâtissant des empires puissants tels que les Etats Mossi et Haoussa. Les Haoussas bénéficiaient d’une excellente réputation avec un rayonnement mondial de leur artisanat et une réelle unité de civilisation. Au tout début du 19ème siècle, une révolution sociale et politique secoua le pays Haoussa et qui se répercutait sur les esclaves de Bahia qui allaient contribuer largement aux premières insurrections sur les terres de l’esclavage. Les deux groupes dominants de cette révolte étaient les Peulhs et les Foulahs qui s’insurgeaient contre toutes les formes d’esclavage, continentales, atlantiques et transatlantiques. Ils combattaient toutes les injustices qui privaient leurs peuples de la liberté. Il est à noter que ces groupes avaient adopté l’islam comme foi commune. Malgré une forte réticence à cette autre assimilation, antérieure à l’esclavage, ils avaient choisi l’islam pour créer une unité de lutte.
Ainsi les Haoussas étaient parvenus à s’unir en solidarité ethnique, linguistique et culturelle et en 1807 à Salvador de Bahia ils organisèrent leur première révolte. A ce moment, une crise majeure s’intensifiait au cœur du système colonial en prise avec des conflits d’intérêts qui opposaient les Portugais, les Français, les Anglais et les Américains. Cette confusion d’autorité permit la mise en place de l’insurrection des esclaves de Bahia. Peu à peu le groupe des affranchis s’organisa en ralliant les esclaves des plantations pour qui ils devenaient des modèles révolutionnaires. Leur plan était de prendre le pouvoir par les armes, d’éliminer leurs tortionnaires, de constituer un gouvernement, d’élire un roi et de se saisir de la flotte des navires pour regagner enfin le continent africain. Mais cette tentative échoua car ils furent dénoncés par des esclaves apeurés devant la porte de la liberté.
Pourtant un an plus tard, l’arrivée des Anglais à Salvador de Bahia qui rendait la situation des esclaves encore plus répressive, poussa les Haoussas à poursuivre la lutte en installant une nouvelle tentative de prise de pouvoir. Mais si celle-ci échoua de nouveau, elle laissa des traces dans l’esprit des colons et des dominateurs. Ceux-là devaient désormais compter sur la capacité des esclaves à se rassembler et à se soulever contre un système barbare en perte de vitesse.
Dès 1814, les esclaves organisent des soulèvements qui partent des navires négriers en ratissant par les plantations pour embraser et attaquer la ville de Bahia. Ces insurrections, même si elles restaient vouées à l’échec, étaient de plus en plus organisées et parvenaient à neutraliser le pouvoir colonial en causant des morts et en produisant des dégâts matériels importants. Mais surtout elles installaient la peur dans le camp des esclavagistes. Tous les insurgés ayant survécu furent pour certains condamnés à mort avec violence et pour d’autres virent augmenter leur statut d’esclave de manière terrible.
Ainsi les conditions de vie des esclaves étaient de nouveau durcies par des interdictions multiples. Les colons observaient avec appréhension la libération d’Haïti et craignaient de subir, avec les Haoussas de Bahia, semblable défaite. Ils mirent donc sur pied une nouvelle ère de répression à l’endroit des esclaves qui neutralisa un temps toute tentative de mutinerie. Jusqu’en 1817, moment du mouvement pour l’indépendance du Brésil du joug colonial.
Au Brésil, la classe sociale qui engagea la lutte pour l’indépendance était celle des propriétaires d’esclaves qui était une des plus solides du nouveau monde. Leur but était de mettre à terre le colonialisme tout en préservant l’esclavage et leur classe sociale dominante. Mais cela n’était pas sans risque car en engageant la révolution contre les colons, ils craignaient une insurrection des esclaves, population toujours dominante de Salvador de Bahia.
Ce qui était une lutte pour la souveraineté politique du Brésil devait également contenir les tentatives de libération perpétrées par les esclaves. Contrairement à ce qui a pu être dit, les esclaves de Bahia n’ont pas participé à l’œuvre de l’indépendance mais ont continué de se battre pour recouvrer leur liberté d’hommes. De son côté, la couronne du Portugal encourageait la révolte des esclaves pour anéantir le soulèvement indépendantiste.
Pourtant cette guerre fratricide ne donna rien et c’est seulement en 1826 que de nouvelles insurrections reprirent avec un rôle important tenu par les nègres nagos, ou Lorubas de Guinée. Ce groupe, également très organisé, rivalisait d’expertise en art, en artisanat et en marchandage avec les Haoussas sur le territoire africain. Désintégrée par le système colonial, la société Loruba a été fortement déportée sur la côte brésilienne.
Associés aux Haoussas de Bahia, les Nagos vont donc jouer un rôle capital dans les nouvelles révoltes des esclaves, résistants puissants au joug des maîtres. Cultivés, habiles et robustes, ils se considéraient alors comme des prisonniers de guerre aux valeurs culturelles élevées.
A partir de 1828, les révoltes se succédèrent de plus en plus fréquemment. Le gouvernement et les marchands d’esclaves s’alarmèrent de la recrudescence des esclaves qui s’échappaient et surtout de leur volonté d’en finir avec leur statut, mettant même en péril leur propre existence.
Les Nagos, à la tête de ces différentes insurrections, inquiètent les habitants et les dirigeants qui vivent désormais dans la peur perpétuelle d’un véritable soulèvement des esclaves. Ainsi les massacres sévissaient dans les deux camps mais la libération des esclaves de Bahia commençait à se dessiner de manière de plus en plus présente.
Le code pénal de l’empire distinguait alors les peines pour les affranchis de celles des esclaves. Une lutte entre ces deux classes était véritablement installée. Ainsi le gouvernement indépendant continuait de défendre les intérêts de ses propriétaires d’esclaves.
En 1831, en application progressive de l’abolition de l’esclavage, les africains qui entraient au Brésil n’étaient plus considérés esclaves. Les négriers s’exposaient à des représailles s’ils désobéissaient mais ils continuèrent leur trafic jusqu’à la moitié du siècle.
C’est en 1835 que naît la révolte des Maliens ou adeptes de l’islam. A cette période, les Haoussas étaient moins nombreux, les Nagos plutôt animistes toujours fortement représentés se sont alliés aux maliens qui, lettrés et organisés, avaient aussi une expérience de luttes antérieures. Cette nouvelle configuration laissait apparaître une structuration politique plus forte qui permit de s’attaquer directement au système tortionnaire de l’esclavage.
La clandestinité du groupe et de ses réunions allaient porter cette insurrection vers la voie de la libération. La majorité appartenait aux affranchis lettrés et exerçant un métier dans la ville de Bahia. Ainsi ces nouveaux militants conspiraient intelligemment pour mener l’attaque jusqu’à son terme. Leur plan était parfaitement établi, détruire les points stratégiques de la ville, libérer les esclaves des plantations et décimer les blancs et les mulâtres.
Tout était prévu pour la journée du 15 janvier 1835, mais la trahison était déjà en marche. La police, la sécurité, la garnison militaire, la justice de la ville se mirent en rang de bataille pour contrer la révolte qui se préparait. Toutefois démasqués, les insurgés continuèrent la lutte pour la libération mais avançaient désorganisés. Même s’ils parvinrent à avancer, les révoltés furent massacrés et la répression n’en fut plus que féroce.
Chaque nègre est alors tué sans concession, libres, affranchis et esclaves périssent dans les mains des autorités. L’enquête se resserre autour des esclaves des anglais qu’on accuse d’avoir favorisé la révolte. Mais on s’occupe surtout des leaders plutôt musulmans, lettrés et qui communiquaient en arabe pour mener la révolte. Chaque insurgé dévoilé et arrêté nia tous les faits dans une parfaite unité en refusant l’anéantissement et faisant prévaloir leur dignité. 286 accusés, 160 étaient esclaves et 126 étaient affranchis. 18 furent condamnés à mort, d’autres aux travaux forcés, aux galères perpétuelles, à la prison, au bannissement et aux coups de fouet. La répression se poursuivit durant toute l’année 1835 mais cette insurrection a permis d’accélérer le mouvement abolitionniste.
On voit bien à travers cette histoire, ô combien remarquable, tous les facteurs déterminants qui ont permis aux africains de dénouer les chaînes de l’esclavage, avec certes une lenteur insupportable et inhumaine, mais néanmoins déterminante pour l’abolition. Les luttes des Africains sur les terres de l’esclavage ont été nombreuses et trop souvent oubliées des livres d’histoire. En voici une de rétablie. Mais cette liberté reconquise dans le sang, dans la perte, dans l’extermination continue de hanter les esprits et c’est à force d’écrire l’histoire dans toutes ses dimensions intellectuelles, sociales, culturelles et politiques que la réhabilitation sera possible. Ainsi la renaissance africaine pourra s’appuyer sur sa véritable histoire et prendre racine solidement et solidairement.
Le travail de l’historien Décio Freitas est remarquable à la fois dans la précision du récit et dans l’exposé des sources et des archives de l’histoire brésilienne. Il est aussi un élément fondamental dans le tracé de l‘histoire africaine. C’est de cette manière que la mémoire de la traite et de l’esclavage doit être écrite, dans le va et vient historique objectif et rigoureux. Retracer la déportation des peuples arrachés à la terre africaine qui, conscients de leur anéantissement, ont porté durement la résistance dans les zones immenses de l’esclavage.
Cette première traduction en français est un évènement littéraire majeur. Le travail minutieux de Madeleine Devès Senghor et son attachement à la réalité historique fait d’elle, une haute dame de lettres en plus d’une talentueuse plasticienne.
La réhabilitation historique est une étape essentielle à notre identité qui a souffert d’avoir été ensevelie. Il convient aujourd’hui de la faire émerger pour construire l’Afrique de demain.
Amadou Elimane Kane, poète écrivain, enseignant chercheur et fondateur de l’Institut Culturel Panafricain