Je recommande aux lecteurs de ce livre de prêter une attention particulière aux discours politiques de cette époque, qu’ils furent portés par des manifestes, comme celui que nous venons de citer, par des résolutions de partis politiques, des professions de foi de candidats, bilans ou programme de gouvernement ou tracts anonymes. Tout cela mis ensemble, diatribes et pamphlets incendiaires compris (dont l’opposition n’avait pas l’apanage, exclusivement), déclarations à la presse ou propos de meeting offre au lecteur - c’est peut-être le recul qui fait ça - le sentiment net que les personnalités actrices du jeu politiques avaient toutes un idéal dépassant de très loin la seule conquête du pouvoir et l’accès à ses jouissances.
Léopold Sédar Senghor, maître du jeu à l’époque, Mamadou Dia, exclu depuis peu du jeu politique que raconte ce livre, dans lequel il reviendra un peu tardivement, Abdoulaye Ly, Cheikh Anta Diop, Cheikh Tidiane Sy ou Lamine Guèye, Majmouth Diop, et également Abdoulaye Wade même, qui ne deviendra acteur majeur qu’un peu plus tard, se sont disputés, ont polémiqué, jouté devant les tribunaux, payé de leur personne à travers leurs carrières professionnelles, pour certains, payé de leur liberté pour d’autres, dans une compétition que personne ne peut, faisant la synthèse, même en caricaturant, réduire à une lutte pour accéder à des prébendes, mettre la main sur un butin.
Ce qu’ils se disputaient, ce « quelque-chose », comme dirait l’éminent savant Djibril Samb, entre autres choses que peuvent se disputer des hommes politiques, apparaît au travers de leurs projections dans le futur, en paroles ou en actes, de leur engagement et des sacrifices consentis, comme transcendant et messianique : c’était l’édification d’un pays, la mise en place d’un Etat réellement indépendant, d’une nation cohérente et moderne. Aucun parmi eux n’a eu une doctrine ethnique, régionaliste, religieuse quelconque ; ils étaient tous d’accord pour un système laïc et démocratique. Ils avaient la même vision d’un pays à construire et développer, ils divergeaient sur la direction vers laquelle chercher.
Une trajectoire programmée
L’auteur, à travers une chronique fidèle au plus près aux faits et aux dires des uns et des autres, sans parler des textes et actes juridiques, disséqués avec une minutie chirurgicale dont on pouvait craindre qu’ils induisent une lecture rébarbative, sans que bien sûr il n’en soit rien, renseigne parfaitement, du moins je le crois - ainsi est donc ma lecture -, sur le fait que Senghor, certes, en était l’orchestrateur principal, peut-être l’architecte pour rester dans l’allégorie des édifications ; mais que tous les autres ont contribué en toute conscience à la construction de ce Sénégal stable, en dépit de la rudesse des combats politiques, ce Sénégal de l’an 2000, de la première alternance démocratique au sommet de l’Etat dont Ismaïla Madior Fall, en page 325, dit ceci, en guise de pré-conclusion d’un des chapitres les plus dense en évènements inattendus, en rebondissements spectaculaires, en enseignements et en émotions de son livre. Il s’écrie -pourrai-t-on dire- : « Le rayonnement démocratique du Sénégal est éclatant dans le monde ». Bien sûr, à un esprit qui se la joue détaché, ceci peut paraître un rien emphatique. Mais relisons les trois petits paragraphes précédant cette envolée, et voir si un seul Sénégalais n’avait pensé et formulé, avec peut-être plus d’enthousiasme, la pensée de notre auteur. Le second tour de la présidentielle est bouclé, et le chroniqueur rapporte :
« Le report de voix décidé par les candidats de l’opposition au profit de leur champion a fonctionné. A l’annonce des premières tendances le lundi 20 mars, la victoire d‘Abdoulaye Wade se précise. Les ressorts du dénouement se détendent. Abdou Diouf reconnaît la victoire de son challenger et lui téléphone dans la matinée pour le féliciter et lui souhaiter beaucoup de succès dans la difficile mais exaltante charge de présider aux destinées de son pays qui l’attend. « Aussitôt après, poursuit-il, un communiqué de la Présidence de la république vient confirmer ce coup de téléphone et annoncer que le président Abdou Diouf se met à la disposition de son rival heureux en vue de l’organisation de la passation de pouvoirs prévue pour se tenir le 3 avril. Son parti aussi prend acte, par les voix concordantes d’Aminata Mbengue Ndiaye et de Papa Ababacar Mbaye, de la victoire et s’inscrit - l’auteur cite le parti socialiste - : dans une dynamique d’opposition objective et constructive découlant de l’appréciation que ses membres ont de l’exercice du pouvoir » ; avant de poursuivre, pour finir :
« Au lendemain de son élection, Wade multiplie les actes et gestes de bonne volonté. De retour de Touba où il était allé le rencontrer et solliciter les prières de son marabout …, Abdoulaye Wade rend visite à Louga à la mère de Abdou Diouf, Adja Coumba Dème qui l’a félicité pour sa victoire et lui a souhaité plein succès. » Le rayonnement démocratique du Sénégal est quoi, ce jour-là, sinon éclatant ?
Or, cette étape décisive qui semble avoir installé notre démocratie sur la voie de l’irréversibilité n’a pas été atteinte sans peine ni drames humains, personnels ou collectifs, sans sueurs, sans larmes et même sang, heureusement pour cette dernière, dans des proportions, je ne me permettrais jamais de dire acceptable, mais incomparable à ce qui s’est vu ailleurs depuis longtemps, et partout dans le monde, où un Etat de droit devait être installé. Des guerres de libérations aux révolutions sanglantes, des coups d’Etat meurtriers, des guerres ethniques sans même un résultat approchant en qualité ce que nous venions de vivre en ces mois de mars et avril 2000, en sont le plus souvent le théâtre.
Il ne fallait pas en passer par là, et les hommes et femmes dont j’ai listé les noms, et avec d’autres, me semblent avoir, dans leurs divergences, convergé vers cet idéal d’un Sénégal doté sans drame majeure d’un système politique moderne nourri de nos valeurs culturelles. Parce que l’échange de bons procédés entre le sortant et son remplaçant ne s’en est pas arrêté là ...
Cette histoire est trop fraîche et reste assez connue, le rappel que nous venons d’en faire est étayé, expliqué, justifié et bien exploité politiquement et juridiquement par l’auteur dans ses conclusions, aussi bien du présent chapitre que, plus généralement, des leçons à tirer des péripéties ayant marqué les dix élections mises en perspective par son travail.
C’est la lecture du livre d’Ismaïla Madior Fall, bien évidemment, qui me fait l’affirmer, les figures emblématiques dont les actions diverses traversent ces chroniques avaient une véritable conscience de leur rôle historique, et ont plus ou moins, chacun, posé des actes ou formulé des déclarations, certaines étant de véritables prophéties qui ne pouvaient relever de simples vicissitudes.
Senghor comme exemple, avant que ne s’estompent les émotions ressenties avec le dénouement heureux, quasi festif de la confrontation, vingt années durant, entre Diouf et Wade, qui a parfois mis le pays aux bords de gouffres effrayants, pour se terminer de la manière presque festive que nous venons de voir.
Dans une interview, le 10 février 1978, qu’Ismaïla Madior Fall (page 145) exhume après d’autres reliques éclairant le présent d’une lumière surprenante, la poète-président affirme : « L’une de mes préoccupations majeures est de préparer l’après-Senghorisme. C’est pour cette raison qu’il fallait mettre le goût de la démocratie dans le cœur des Sénégalais … Bien sûr, je prévois qu’un jour le partis socialiste sénégalais sera battu, qu’il y aura alternance ».
Quand on a lu ça, qu’à ma connaissance personne n’a rappelé avant ce livre, avec un telle contextualisation, où l’auteur nous rappelle qu’avant cette déclaration, deux ans avant, Senghor venait de constitutionaliser le multipartisme, on ne peut croire que la trajectoire ayant mené notre pays à ce tournant historique de 2000, n’aie pas été programmé pour.
Y compris Abdoulaye Wade, comme je l’ai suggéré tantôt, et Diouf même, plus tard - ce dernier, certes, dans un contexte différent - les grands acteurs de la construction de notre Etat, ont tous un jour ou l’autre, posé un acte, dit un mot qui indiquait que leur souci, à un moment crucial, pourtant, de leur propre carrière politique- y compris en intégrant leurs projets personnels, c’est humain – était avant tout l’édification d’une nation.
Wade, quand il s’est engagé pour répondre au multipartisme limité à quatre courants de Senghor, a dit quelque chose dans une interview rapportée par Ismaïla Madior Fall dans son livre, qui indique clairement qu’il savait, sinon qu’il sentait s’engager, en 1974, dans une bataille dont l’une des armes devait être le temps. Page 119, l’auteur écrit : « A une question posée par Saleh Kebsabo de Jeune Afrique : ‘’Le PDS est-il toujours un parti d’opposition ?’’ Wade formule une réponse nuancée : ’’Aucune confusion ne subsiste à ce sujet. C’est en s’opposant au régime et en l’amenant à changer ses orientations que le PDS peut contribuer à l’évolution du Sénégal. La contribution ainsi comprise et l’opposition ne sont donc pas incompatibles ».
Et Diouf, pour sa part, en décidant de ne pas changer une virgule aux « règles (page233 et suivant) régissant le code électorale consensuel de 1992 », posait quasi consciemment les prémisses de sa défaite dans un délai proche … Il passera 1993 avec des difficultés sur les lesquelles l’auteur revient amplement entre les pages 231 et 273, il ne passera pas la suivante, en 2000, on l’a vu. Le reste, bien documenté et disséqué par l’auteur (de la page 397 à la 447), est une histoire qui s’écrit encore, dont le président Macky Sall est, de fait, l’acteur principal, ses opposants les seconds rôles et figurants.
Il s’agira pour le premier de se souvenir qu’en matière d’édification et de consolidation des bases d’un Etat démocratique moderne, il a de qui tenir, et de s’y tenir bien ; pour les seconds, de se montrer dignes de leurs devanciers qui, comme Abdoulaye Wade, ont réussi leur pari ; ou ne l’ont pas réussi comme Cheikh Anta Diop, qui renonça à un poste de député pour des questions de principe et Abdoulaye Ly dont on a déjà parlé, qui, écrit Ismaïla Madior Fall en page 33 de son livre « a curieusement choisi d’être en queue et non en tête de liste des candidats » de sa coalition aux législatives de 1963. ». Le livre D’Ismaïla Madior Fall, agrégé de Science politique et de droit public, pour ce faire, sera utile à l’un et aux autres.
Pape Samba Kane, journaliste, écrivain, essayiste
« Les élections présidentielles au Sénégal, de 1963 à 2012 » par Ismaïla Madior Fall (457 Pages ; L’Harmattan, juin 1018)